Paul Klee jusqu’au fond de l’avenir
Stéphane Lambert
Le peintre s’emploie à débusquer la présence là où elle se dissimule. Son regard est par essence une plongée sous-marine. « On en est absolument réduit à vivre dans les nuages », dira-t-il. À heurter des icebergs invisibles.
L’espace qui s’ouvre devant celui qui peint prolonge son fourmillement intérieur. Nul doute que cette dimension fût ce qui me happa instantanément dans l’œuvre de Klee : s’y lit à l’œil nu l’écriture des fondements.
C’est à Berne, où Paul Klee (1879-1940) est né et enterré, que Stéphane Lambert nous entraîne, questionnant le lien entre paysage et créativité, entre ancrage et vision, entre réalité et mythologie. Il explore la matière et les effets de l’œuvre en tissant un lien subtil entre le chemin de l’homme et le cheminement de l’artiste. Cent mètres séparent la sépulture de Paul Klee de la fondation qui porte son nom (superbe réalisation de Renzo Piano à partir d’un motif de Klee) : cette proximité entre la réalité concrète de l’abîme et la vitalité de la création est au cœur de l’émotion.
Chaque chapitre a pour titre une citation de Klee. Ainsi l’esprit du peintre accompagne le lecteur dans ce voyage à travers son œuvre et révèle le souffle de l’invisible qui la traverse.
Une grande rétrospective « Paul Klee, entre deux mondes » se tiendra du 19 novembre au 27 février 2022 au LaM (Musée d’Art Moderne-Lille Métropole) 1 allée du Musée 59650 Villeneuve d’Ascq
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Paul Klee jusqu’au fond de l’avenir
Stéphane Lambert
La chaîne montagneuse est cachée sous la brume matinale. Mon esprit la devine, force l’opacité du paysage. J’arrive de Zurich. La Suisse habite mon inconscient depuis mon premier souvenir. Un déjeuner sur l’herbe en famille au bord de la route. Je n’avais pas deux ans. L’image est tenace. Y domine le vert. Le vert de la végétation au début de l’été. Un écran de verdure où la présence de mes parents provient d’une reconstitution de la scène après consultation de vieux albums de vacances. Au fil des années, l’image originelle s’est viciée de multiples débris que le temps a charriés avec lui comme une eau sale. Le souvenir est un agglomérat de souvenirs. Ce que je date d’un instant précis de ma prime enfance est un matériau composite sans âge, fils emmêlés d’autres fils, formant une pelote indénouable. Ces montagnes que je ne vois pas, je sais leur présence. Ce que l’on nomme « vue » est une reconstruction infidèle d’un fragment de réalité à partir de sa perception incomplète – une production de l’imaginaire et de la pensée. Pessoa : ce que nous voyons est fait de ce que nous sommes. Un reflet déformé. L’image de mon premier souvenir ne me quitte pas car celui que je suis la réanime en refusant de s’en défaire – l’action de voir émet, autant qu’elle reçoit, des informations. Qui sait si ce déjeuner dans la nature n’est pas une parfaite invention de ma mémoire, alimentée par une légende familiale ? Qu’aurait entrevu mon esprit si aucun atlas n’avait référencé des montagnes derrière la masse nuageuse ?